Une question de frontières ? Récit d’un voyage au sein de la zone Schengen

L’adhésion de la Suisse à l’espace Schengen a facilité les déplacements de ses nationaux et ceux des autres pays européens également. Les formalités douanières aux aéroports s’effacent et laissent leur place à une simplification des voyages. Les déplacements en train suivent un modèle identique, au départ ou à l’arrivée des villes suisses, la montée et la descente se fait librement tout comme pour un train régional ou national à l’exception d’une certaine genevoiserie à la gare de Genève Cornavin, gare principale de la ville et du Canton de Genève, avec la persistance de contrôle douanier sur les personnes avant l’entrée des quais.

Cependant qu’en est-il des déplacements par la route ? Cette zone de libre circulation des personnes peut marquer un décalage plus grand dans les politiques d’aménagement du territoire et de développement des transports en Europe. La Suisse, ne participant pas à l’union douanière qu’est l’Union européenne, connaît-elle de grandes différences à ses frontières par rapport à celles intérieures de l’Union européenne ?

Les dimensions pratiques de ces accords, le Marché Unique d’un côté et Schengen de l’autre, se superposent et ont des conséquences tant diverses qu’inattendues. À travers un voyage entrepris de Genève à Bruxelles, par les membres du magazine Eyes on Europe mais également étudiants de l’Institut européen, ces diverses forces se sont mises en évidence. Ces passages entre des ensembles linguistiques ou politiques différents ont marqué ce voyage.

La rivière Sarine dans le Canton de Fribourg

Le premier passage d’une frontière pour ce voyage, quoique d’une valeur symbolique pour la Suisse en tant que État, l’est moins pour la destination finale de notre voyage. En effet il s’agit d’une frontière linguistique. En Belgique, la frontière linguistique instaurée en 1963 s’est institutionnalisée et politisée en devenant la limite entre les régions wallonne et flamande et entre communautés néerlandophone et francophone en 1980. Cependant, en Suisse, la Röstigraben n’est même pas indiquée formellement sur les routes et autoroutes. La principale différence se fait dans l’énonciation des toponymes avec l’exemple de Morat et Murten, même ville à la toponymie différente selon le coté de la Sarine.

L’essentiel est autre ; il s’agit de la sortie de l’espace des langues latines et l’entrée dans la zone germanique tout comme dans le cas de la Belgique et la confrontation entre le français et le néerlandais. Revenant à la Confédération Helvétique, et ce changement d’espace, mis en avant après le refus de l’entrée de la Suisse dans l’Espace Économique Européen en 1992, n’est pas aussi marqué qu’en Belgique. En effet, une votation avait eu lieu pour accepter cet accord. Elle a eu pour résultat une forte divergence d’opinion entre les régions linguistiques alémanique et romande. Cependant la structure helvétique n’a pas connu de conséquences aussi importantes qu’en Belgique, les partis politiques sont toujours unis linguistiquement au niveau fédéral par exemple. Une fois cette limite dépassée, le voyage se poursuit vers le nord-ouest et la ville de Bâle.

Peu après, le voyage croise sa première frontière, reconnue comme séparation entre deux pays : la Suisse et l’Allemagne. Ce franchissement se fait à proximité du tripoint avec la France, le premier de notre voyage. Un tripoint est un point géographique où trois pays ont une frontière commune. La Suisse compte ainsi six tripoints. Cette frontière est toujours marquée par des contrôles sur les marchandises et règlementée. Les files de poids-lourds attendent, sur l’autoroute, la permission d’entrer sur le territoire helvétique le montre, ceci s’expliquant du fait du passage d’une zone douanière à une autre : de l’Union européenne à l’union douanière helvético-liechtensteinois.

Le Rhin à Bâle

L’obstacle naturel qu’est le Rhin nous indique aussi l’entrée dans l’Eurozone et la sortie de l’union monétaire liant la Suisse et la Principauté du Liechtenstein. La Suisse et le Liechtenstein ne sont pas les seuls pays signataires de Schengen non membres de l’Union européenne, l’Islande et la Norvège ne le sont pas également. Les particuliers ressentent directement l’adhésion à l’espace Schengen de la Suisse : ils ne sont plus obligés de montrer leur papier d’identité en face d’un douanier mais uniquement d’accrocher la pancarte verte « Rien à déclarer » sur le pare-brise afin d’éviter le contrôle systématique des marchandises transportées. Cependant, cette facilité de passage peut être voilée par le recours épisodique à des contrôles d’identité, comme pour la frontière franco-genevoise, mais dans ce cas, les contrôles ne sont plus des contrôles aux frontières effectuées par des agents de la Direction centrale de la police aux frontières mais sur le territoire national français, à cinq mètres de la frontière, par des agents de la Police Nationale.

La suite de notre voyage est marquée par une surprise ; nos esprits marqués et habitués aux voyages à partir de la Suisse et à la présence de poste-frontières ornés des drapeaux nationaux. Entrant en Belgique en provenance de Aix-la-Chapelle, nous avons remarqué le panneau « Belgique – 5 kilomètres » mais une fois ces cinq kilomètres franchis, aucune trace visible de la casemate douanière ou d’obligation de ralentir sur l’autoroute. Ce passage entre les deux pays se fait d’une façon aussi douloureuse que le passage d’un canton suisse à un autre ou encore d’une région française à une autre. Aucune différence visible ne peut être perçue à la différence du passage en Belgique entre la région wallonne et la région flamande. En effet, à la suite des réformes constitutionnelles susmentionnées en Belgique, les régions ont reçu comme compétence la politique des transports et ainsi la rénovation des autoroutes ne se fait pas au même rythme et en parallèle sur les deux réseaux, de ce fait, l’automobiliste en ressent les désagréments quant à la qualité des routes.

Le retour se fait par une traversée du Luxembourg. La frontière belgo-luxembourgeoise est un exemple des conséquences d’une union douanière et d’une libre circulation des personnes sans la mise en exécution d’une harmonisation des taxes directes et indirectes. Un des effets collatéraux a été à quelques kilomètres près de causer une panne sèche de notre voiture après plusieurs recherches vaines de la moindre pompe à essence dans la ville d’Arlon. En effet, cette ville, à 25 kilomètres de la ville de Luxembourg, ne possède pas la moindre station-service apparente et même les agents de la police fédérale belge, postés à la sortie d’Arlon, indiquent aux pauvres assoiffés d’essence étrangers que nous étions, le chemin du Luxembourg afin de remplir leur réservoir. Cette ville se trouve aussi bien au nord et à l’est à 5 kilomètres du Grand-Duché et de son faible taux d’accise inférieure et ainsi le moindre village frontière luxembourgeois se transforme en village-station-service.

Cependant, ce manque de carburant est compensé par un nombre élevé de concessionnaires, une sorte d’exemple de la théorie de l’avantage comparatif en reprenant les théories de l’économiste anglais David Ricardo. Pour la première fois dans notre périple dans l’Union européenne, la frontière, exempte d’obstacle naturel manifestant cette dernière, est effectivement marquée entre ses deux pays, mais non par un couple de douaniers épiant les voyageurs transfrontaliers mais par des gérants de stations-services attendant le client belge entre autres.

Place de l’Europe à Schengen

Finalement, ce voyage se termine par la visite du tripoint le plus renommé en Europe, celui de Schengen entre le Luxembourg, la France et l’Allemagne. Cette visite est l’ultime symbole de notre voyage. Il marque la simplicité et la rapidité, voir l’absence des démarches administratives aux passages des frontières lors de ce voyage : ce village rendu célèbre par l’accord et la convention éponymes et malgré le vingt-cinquième anniversaire du premier et vingtième anniversaire du second, toujours un lieu paisible sans une célébration architecturale de ces avancées dans l’intégration europunienne. Les accords suivent ainsi cette logique de transformer l’intégration d’une manière non apparente par la destruction des barrières visibles.

Pour conclure et en revenir à la problématique, la dichotomie entre personnes et marchandises aux frontières helvétiques, au contraire des frontières internes europuniennes, n’a pas bouleversé les esprits. Les douanes sont toujours présentes matériellement et des douanes aux frontières genevoises ferment toujours de nuit même aux personnes. Cette absence de changements dans les actes a entrainé une absence également dans les esprits par la double-exclusion de la Suisse par rapport à ses voisins marquée par la continuité des contrôles sur les marchandises et par une zone monétaire différente. Cependant, la Suisse n’a pas une position marginale en Europe par rapport à cette double-exclusion, le Royaume-Uni, membre de l’Union européenne, connaît également cette double exclusion. Néanmoins elle reste toujours à l’écart en marquant la persistance de barrières visibles pour les marchandises et pour les esprits.

Toutefois, ce problème de frontière et d’espace économique et politique doit faire face à une plus forte dichotomie sur la base de l’inclusion-exclusion européenne de la Suisse, plus précisément au niveau des transports. La construction des tunnels alpins comme le tunnel de base du Gothard ou du Loetschberg caractérise une présence médiane importante de la Suisse dans l’espace géographique de l’Union européenne et marque sa présence dans les politiques de l’Union européenne liées au transport et essentiellement au ferroutage (transport des marchandises par le rail). Ces politiques sont devenues une priorité au niveau européen.

Cependant, l’intégration helvétique au niveau des transports dans l’axe nord-sud est particulièrement intéressante du fait du refus de toute aide de l’Union européenne au moment du financement de son projet de nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes (près de 20 milliards de francs suisse). Malgré ce rôle accru, la Suisse ne poursuit pas une politique d’intégration européenne reflétant son importance. Elle se retrouve face à deux trajectoires divergentes qu’elle devra assumer économiquement et politiquement : sa volonté de financer elle-même des infrastructures contredit leur utilisation dans une optique européenne et les volontés politiques de l’Union européenne de les mettre au cœur de son agenda.

Ces initiatives portées sur le transport des marchandises se heurtent ainsi à l’absence d’une continuité de zone douanière entre la Suisse et l’Union européenne. La frontière douanière disparaîtra-t-elle en vue de simplifier le ferroutage par les infrastructures suisses et de lutter contre le réchauffement climatique ?

Article publié initialement dans le blog de l’Institut européen

Crédits photo : Cenni Najy, Matt Perich, Olibac et Marcin Monko

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